8 décembre 2019 – P. Antoine Devienne, curé

Vous allez vous imaginer quelques instants dans la peau d’un juif de l’an 27. Vous vivez dans un monde globalement religieux, attaché à une tradition multiséculaire. Vos ancêtres ont du traverser le destin d’un peuple singulier tenté par le repli sur lui-même et par l’assimilation par d’autres royaumes païens. Vous avez la fierté d’un peuple unique, pour lequel la foi dans le Dieu unique n’est pas l’apanage d’une classe de lettrés et qui traverse le temps rivé à une loi qui lui garantit sa survie. Malheureusement, le royaume antique du roi David n’est plus, et votre terre est le jouet des redécoupages décidés par Rome et les manœuvres des dirigeants de votre peuple plus tentés par leur carrière que par le salut de leurs sujets. Ajoutez à cela une myriade de mouvements religieux, tentés de politique qui vous promettent l’avènement d’un royaume mystico-politique et la ruine des ennemis du peuple. Bien que vous soyez capable de lire (1 homme sur 2, j’exclus les femmes pour être plus proche de la réalité historique), vous exercez un métier manuel et craignez les soulèvements sporadiques qui traversent le monde et les invasions des nomades voisins qui peuplent les régions alentour. Vous avez une famille et les soucis qui l’accompagnent. Vous haïssez les Romains, mais appréciez tout en la critiquant la Pax Romana. Jean le Baptiste est l’homme qu’à la fois vous craignez à cause de sa rudesse, qui tranche avec l’hypocrisie et la corruption ambiantes, qui vous séduit parce qu’il hausse votre quotidien et donne un sens à votre existence et vous inspire malgré tout une sorte d’espoir.

Prenez le temps de prendre ces éléments, faites un effort d’imagination. Vous n’êtes plus français ; vous n’êtes plus occidentaux aux traits caucasiens, jaunes ou noirs, mais un Juif sémite, proche physiquement d’un Phénicien, d’un arabe ou d’un grec. C’est fait ? Un peu plus de temps ? J’oubliais, vous avez profité d’une période de chômage saisonnier pour prendre votre besace et descendre vers la vallée du Jourdain non loin de la Mer morte. Quelle aventure, pour vous n’avez quitté votre village que pour vous rendre à Jérusalem en pèlerinage, assister à une noce ou consulter un rabbi. De cette composition imaginative, je veux maintenant souligner deux points :

 

De la menace…

Vous êtes devant le prédicateur du désert et l’entendez invectiver les Pharisiens et les Sadducéens, de la manière la plus violente qui soit. Les premiers appartiennent à un courant de réforme politique et morale qui veut réformer les mœurs pour hâter la venue du royaume de Dieu, les seconds la classe sacerdotale aux compromissions diplomatiques bien connues. Vous écoutez Jean le Baptiste et, selon vos accointances avec ces deux groupes, êtes révoltés par la violence de son discours à leur encontre, ou vous réjouissez de les voir ainsi traités. Quoi qu’il en soit, soit révoltés, soit secrètement heureux, vous redoutez qu’il puisse, avec son caractère indomptable se retourner vers vous et vous interpeller de la même manière. Sa réputation le dispense d’avoir à fonder ses assertions. C’est un inspiré, que Dieu et le désert ont façonné et avec qui il ne faut pas transiger. Les clairvoyances du Curé d’Ars et du Padre Pio en confession évoquent la même autorité.

Une telle rudesse pose une question spirituelle majeure. Pourquoi dénoncer, plutôt que convaincre ? Nous attendons des maîtres spirituels qu’ils nous confortent, nous encouragent et nous mettent sur la bonne voie. Pourquoi se concentrer sur le péché ? A un moment ou un autre de la vie spirituelle, au début, au milieu ou à la fin d’un processus de retour à Dieu, la question du péché et de l’infidélité se pose. Nous souhaiterions que Jean le Baptiste ne se tourne pas vers nous, ou aujourd’hui que notre conscience jouant le même rôle ne nous confronte pas à nous-mêmes. Vous avez certainement connu ce moment d’inconfort spirituel où votre bonne volonté est convoquée par votre conscience pour qu’elle réalise que votre image de vous-mêmes est une illusion. Il est intéressant de constater qu’aucune école spirituelle chrétienne pérenne n’a jamais dispensé le Chrétien de cette confrontation. Que ce soit l’imitation de Jésus Christ ou les Exercices spirituels, ces œuvres renvoient l’homme à son propre péché. Si notre époque a raison de rappeler, dans un sain humanisme, la dignité de la condition humaine et la valeur de la liberté, elle ne peut éviter cette étape rude de purification. On peut reprocher un discours trop dur ou doloriste au prédicateur, ou relativiser cette étape comme la caractéristique d’une période inquiète de l’humanité qui n’a plus de place aujourd’hui, il ne s’agit que d’esquive. Si notre temps essaie de dispenser de la responsabilité morale ou spirituelle, il ne réussit pas à la dispenser de ses implications psychologiques. L’autosuggestion va masquer à force de slogan le combat que nous devons tous mener : « ce qui ne me détruit pas me rend plus fort » ; « Je préfère avoir des regrets que des remords » ; quitte à employer des aphorismes évangéliques : « Laisser les morts enterrer les morts ».

Jean le Baptiste nous empêche de tomber dans ces tours de jongleurs et nous renvoie à la rudesse de la vie spirituelle, très comparable au travail d’un accouchement.

 

… à la promesse

Il existe une différence entre Jean le Baptiste avec les prédicateurs de son époque. Ces derniers annoncent le jugement à venir et espèrent bien qu’il ait lieu, pour sauver une élite de disciples dont ils s’entourent. Il y a peu de place pour le repentir et une forte tendance d’élitisme sectaire chez eux, d’après ce que la littérature juive de l’époque nous rapporte. Un petit  groupe survivra à la colère de Dieu et à celle de l’histoire. Le rite de conversion de Jean le Baptiste, un simple baptême d’eau après la confession des péchés, vise le plus grand nombre. Jean le Baptiste n’exclut aucune catégorie sociale, même si elle est proscrite par les courants mystiques de l’époque : les collecteurs d’impôts et les soldats peuvent accéder à lui. Le but de Jean le Baptiste est d’opérer la conversion dans le plus grand nombre, autant qu’il est possible dans ses moyens humains. Le désert n’est pas un centre reclus, mais le lieu où tous peuvent venir.

Par ailleurs, Jean le Baptiste tranche étrangement avec la figure d’un gourou, puisqu’il ne promet qu’il apporte lui-même le salut. Il le prépare, il y contribue, mais n’opère pas le vrai, le grand baptême, celui qui, unissant la forme physique de l’eau, signifie le baptême dans l’Esprit saint. Il annonce un autre que lui-même. Sa forte personnalité, très solaire et très rayonnante, ne prend pas le pas sur sa mission. Il a su mettre une limite à sa propre autorité. L’accomplissement sera effectué par un autre. C’est la caractéristique des vrais serviteurs d’assumer totalement leur charge, tout en sachant qu’ils peuvent s’en emparer et s’en servir. En cela Il est l’homme de la promesse.

 

Vous rouvrez les yeux de votre imagination et n’êtes plus des Juifs du premier siècle de notre ère, mais des Chrétiens du XXIème siècle. Peut-être voyez-vous dans l’office de Jean le Baptiste des mouvements qui vous habitent et vous êtes surpris qu’un tel homme puisse vous parler avec autant de force, bien qu’il soit depuis longtemps mort et enterré. Ne soyez pas surpris, la distance entre son séjour au désert et votre méditation actuelle a été portée par la transmission concrète de la Bible et par l’Esprit Saint. Cela vous disposera pour Noël.