7 novembre 2021 – P. Antoine Devienne, curé

Une vieille photographie de la 1ere guerre mondiale montre un soldat anglais encore jeune, le visage couvert de plaques de boue, l’air totalement abruti. La légende qui l’accompagne explique qu’il vient de traverser une salve de tirs de canon ennemie, peut être sur le Chemin des Dames ou à la bataille de Verdun. On imagine sans difficulté qu’il a vibré en même temps que la terre labourée par l’impact des obus, vu des monceaux d’humus se soulever autant que les corps de ses compagnons d’arme arrachés à la vie. La légende continue en établissant un rapide diagnostic psychiatrique : le mutisme apparent et le regard vague indiquent que son esprit s’est réfugié ailleurs que dans sa conscience pour échapper au souvenir de l’horrible spectacle qu’il a contemplé et dont il a été pour sa part l’acteur. L’homme traumatisé a déserté sa propre personne pour éviter de rencontrer le souvenir de cette terrible expérience. Ce cas éloquent et exemplaire illustre les autres multiples cas où il est possible de déserter la réalité de sa vie, avec évidemment des degrés moindres et moins tragiques que celui qu’i a enduré. Je ne fais ici que constater ce qu’un document d’époque semble montrer et je garderais bien de lui imputer une responsabilité morale, quand c’est un traumatisme qui prend le dessus et provoque une telle désertion intérieure.

Il existe d’autres manières de déserter, de se mettre à côté de soi-même, moins tragique et souvent plus subtiles. Les scribes que Jésus décrit dans l’évangile se réfugient dans les comportements de leur dignité et dans les apparences de leur supériorité. Leur portrait frise le ridicule et la vanité. Ils s’attachent à l’apparence de la grandeur et semblent vides d’eux-mêmes. Pourtant quelle grande tâche que de pouvoir pénétrer les secrets de la Sainte Ecriture, de porter la mémoire et le sens de l’Ancien Testament ! Le drame ne réside pas tant dans leurs attitudes de paon prétentieux, mais dans le retrait du service qu’ils doivent normalement apporter au peuple. Nous avons observé la semaine dernière que lorsqu’un d’entre eux cherche réellement à comprendre et à assimiler le sens de la Bible, il devient capable de révéler, sous la conduite de Jésus, le sens profond des commandements : « Quel est le premier commandement ? » ; et de le commenter avec profondeur. Nous constatons aussi que la richesse, celle des pourvoyeurs de fond du Temple, peut dissimuler la même tentation de déserter la lourde charge que celle de gérer avec justice et sérieux les biens temporels. Le superflu de ce qu’ils apportent est le reflet du superflu de leur être. Jésus désigne en miroir l’implication de la pauvre veuve, qui, en mettant l’argent qui lui serait vital, met sa vie dans ce don matériel. Elle semble renouveler des siècles plus tard l’étrange épisode de la rencontre d’Elie et de la veuve de Sarepta, ou l’implication de la personne du Christ dans son sacrifice ultime.

Être en soi ou à côté de soi. Être ou ne pas être, dirait Hamlet, avec l’étrange tentation de s’endormir ou de rêver, ou alors de mourir à ce que nous vivons : « mourir, dormir rien de plus ». Cette tentation de la désertion se distille dans de nombreuses occasions : quand on se perd dans les plaisirs pour ne pas voir les exigences d’une vie vraiment humaine avec sa grandeur et ses fragilités ; quand on rêve d’une vie de substitution, avec une autre femme ou un autre mari, ou avec la perspective d’un autre quotidien, pour ne pas assumer les devoirs qu’on a contractés ; quand on cherche dans les multiples propositions des mondes virtuels ou des rêves fabriqués par notre société, l’échappatoire à la réalité ; quand on couvre les réalités de l’histoire et de l’actualité par les expédients d’un sauveur politique ou d’une solution évidemment trop facile; quand on déserte les enjeux de notre époque en se résignant au pire. Combien de personnes ne sont-elles pas confrontées au dilemme d’Hamlet et seraient tentés de mourir ou de dormir pour se placer à côté d’elles-mêmes ? Il n’y a pas que par le suicide qu’on déserte sa propre existence et ce qui nous relie aux autres. Nous craignons de souffrir en nous voyant tel que nous sommes. Nous craignons aussi de ne pas pouvoir supporter le cœur de notre existence, de sombrer dans le découragement ou dans la rupture du Burn-out. Il faut en effet de la résolution et de la prudence pour allier nos forces humaines avec la cohérence de nos vies.

Dieu ne nous dispense pas de l’épreuve de la réalité et en cela, il est exigeant. L’exemple du soldat anglais est finalement une bonne introduction, mais un mauvais exemple parce que cet homme a été broyé dans son esprit par des obus qu’il n’a pas tirés et qui ont été trop nombreux pour que son esprit les supporte. Quant à nous, qui ne sommes pas dans un champ de bataille, aux détonations assourdissantes, nous avons encore cette liberté de discerner et de choisir. Dieu est exigeant car il a fondé l’homme dans cette dignité. Pour ceux qui vivent à côté d’eux-mêmes, c’est une malédiction ; pour ceux qui acceptent cette réalité, c’est une voie d’accès à la réalité de l’homme qui n’a jamais déserté ce qu’il est, le Christ.