6 mars 2022 – P. Antoine Devienne, curé

Je vous invite à comparer vos propres tentations avec celles de Jésus que saint Luc nous décrit. J’entends rarement des pénitents s’exprimer avec de telles visions où l’espace et la matière semblent s’affranchir des conditions réelles de la nature au point de s’approcher d’une sorte de folie… Une pierre susceptible de se changer en pain, des déplacements surréalistes qui permettent à Jésus de contempler les royaumes de la Terre ou de se retrouver sur le sommet du Temple de Jérusalem. La présence même du diable qui le sollicite sans se cacher ajoute un climat extraordinaire qui détache Jésus de l’expérience commune. Un esprit raisonnable se douterait du piège évident qui lui est tendu, et nous pouvons nous étonner de voir Jésus s’y engager. Les quelques personnes qui décriraient de telles épreuves provoqueraient la prudence du confesseur, soit perturbé par la possibilité d’une attaque aussi massive de Satan, soit méfiant quant à la santé psychique du fidèle.

La tradition, avec certainement de bonnes raisons, situe le lieu des tentations dans la saillie montagneuse qui relie les environs du Jourdain, non loin de Jéricho à la ville de Jérusalem. C’est un lieu de gorges encaissées et désertiques qui montent vers la ville sainte. Jésus vint s’y réfugier après son baptême pour cette durée de 40 jours, jeûnant et sans contact humain. Cet affaiblissement et cet isolement impriment sans aucun doute une altération sur le mental humain, et fait ressentir des mouvements intérieurs que l’équilibre physique et les contacts humains ne permettent pas de percevoir. Au bout de ces 40 jours, les ressources du psychisme se délitent et Jésus, tout Fils de Dieu qu’il est, doit certainement éprouver une forme de confusion entre ses perceptions et le fil de ses pensées. Le diable attend sûrement cette faiblesse humaine pour oser s’attaquer à un tel adversaire, après avoir jaugé par les tentations classiques, ces tentations plus subtiles que l’évangéliste nous rapporte. L’état psychique et corporel de Jésus ont probablement atteint un tel point, que l’imagination prend le pas sur le sens de la réalité. Cet axe d’approche me conduit à ne pas considérer ce récit comme symbolique des tentations de puissance disposées dans un récit imaginaire et littéraire, mais de les traiter comme des tentations bien effectives et réelles, conformes à l’état d’esprit d’un homme épuisé et en pleine confusion.

La première d’entre elles exploite le cri du corps affamé. Le diable exploite le cri du ventre et les protestations de l’estomac qui exigent que la réalité de la nature soit courbée à un besoin que tous nous reconnaissons comme basique et légitime : manger. Nous irions trop loin si nous supposions que Jésus y verrait de manière si altruiste la solution à la faim dans le monde au point de ne point d’ignorer sa propre faim. C’est à elle qu’il a affaire. Qu’il réalise le miracle de transformer l’une de ces pierres qui sans doute ressemblent malgré l’ocre ou la grisaille de leur surface à un de ces pains chauds dont l’odeur excite si bien les papilles des hommes, ou qu’il ne le fasse pas n’a aucune importance. C’est le mouvement qui le pousserait à la décision qui est ici en cause. Si Jésus consent à planter ses dents dans la pierre, avec le sentiment qu’il a réussi la transformation, il cherche alors à échapper à la condition humaine, et dispose alors du pouvoir donné par le père pour son bien propre. Il défait dans son intention l’obéissance à la création et à la parole de Dieu, pour lui-même. La tentation ici se pare des justificatifs les plus évidents de la satiété, pour introduire une rupture entre l’humanité salvatrice du Christ et l’usage égoïste de sa puissance divine. Jésus n’use jamais des miracles en les transformant en prodiges. Il en fait des signes du salut.

La deuxième tentation, agencée plutôt à la fin du récit par les autres évangélistes, hausse Jésus dans une contemplation instantanée des empires. Le vieux rêve de la domination messianique, celui du retour en Gloire du Messie, se verrait alors accompli. L’insertion de Jésus dans la réalité de la vie humaine, qui passe pour lui par la croix, serait annulée et l’Evangile rendu caduque. Le diable prend alors la place du Père et Jésus accomplirait la royauté non selon Dieu, mais selon Satan. Il serait un héros admirable, épargnant à l’humanité les drames de l’histoire, mais lui bloquant définitivement le chemin qui mène au ciel. La tentation s’enracine dans la faiblesse qu’il éprouve et la perspective d’une victoire facile, aussi facile que de s’agenouiller devant le diable. SI peu de chose à faire pour un corps émacié, quand on peut goûter à un règne temporel universel… Pour dire les choses autrement, Jésus se voit proposer de devenir dans une logique digne de Faust un suppôt de Satan.

La troisième tentation n’est ni plus ni moins qu’une proposition de suicide avec à la clef de contraindre le Père à courber les conséquences d’un chantage à la mort, en envoyant des anges. Ceux-ci ne sont plus des gardiens des pas de l’homme dans son existence, mais un dernier rempart contre la pulsion de mort que le diable distille dans l’âme du Christ. Le théâtre de la Tentation est le Temple de Jérusalem, qui, ironie du sort, est la maison du Père et le but des pèlerinages des enfants d’Israël. Quelle merveilleuse victoire que de voir le Berger d’Israël, celui qui trace le chemin vers la vie, poser un acte aussi incompatible avec le dessein de Dieu et l’espérance de son peuple ! Combien même les anges viendraient porter les pieds du Christ pour qu’ils ne heurtassent la pierre, le saut dans le vide serait, même s’il est contenu dans la tête du Christ, un déni que les hommes ne verraient pas, mais que Dieu lui verrait. Nous sentons ici toute la proximité qui existe entre Jésus et le vieux Job : « Maudis Dieu et meurs ! » disait la femme de ce dernier quand il fut affligé des malheurs qui le frappèrent.