29 septembre 2019 – P. Antoine Devienne, curé

« Un grand abîme a été établi entre vous et nous ».

 

Une conclusion choquante…

Cette parabole est-elle celle de la revanche des pauvres contre les riches ? Le triste sort du riche ressemble à l’implacable sentence du sort et de l’Hadès des Grecs. Il semble grossir les rangs des Sisyphe, des Tantale, condamnés au Tartare et privés des Champs Elysées. Sa dureté de cœur durant sa vie terrestre et la misère de Lazare sont les motifs d’un jugement qui ne laisse pas la part au repentir. Sa propre souffrance et sa soif infernale n’infléchissent aucune rémission. L’au-delà est suspendu à une alternative terrible entre l’enfer et le paradis. Le sort du riche est d’autant plus cruel et inflexible qu’il entrevoit sur l’autre côté de l’abime les silhouettes d’Abraham et de Lazare. Il contemple de loin la félicité dont il est maintenant privé. Faut-il que le juge suprême, Dieu, soit insensible à sa soif ? Qu’il soit sourd à la plainte du riche lorsqu’il demande à Abraham d’envoyer Lazare prévenir ses frères de se garder des mêmes égoïsmes que les siens ? La punition nous parait exagérée quand on renvoie dos à dos l’éternité et la courte durée d’une vie humaine. Le lecteur de l’évangile en conçoit une image de Dieu bien éloignée de sa miséricorde. Il ressemble plus au dieu Hadès, l’invisible et le sombre, hôte des abysses qu’au Dieu sauveur que nous révèle la Bible. La revanche des damnés de la terre apparaît aussi comme une piètre vengeance des faibles contre les forts.

Le paradoxe est d’autant plus grand que la parabole n’est pas prononcée par un prophète réputé vitupérant de l’Ancien Testament, mais de la bouche même du Christ, le Sauveur par excellence.

 

De quel abîme parlons-nous ?

Si je m’arrêtais maintenant en prêchant la justesse de la sentence, je vous inspirerais sans doute une frayeur et tremblements. Il nous faut quitter la description des abysses des mondes souterrains, qui appartiennent à Dante et à Virgile, les rives de l’Achéron et du Styx pour entrer dans celles du cœur humain. Le sort lamentable et pitoyable du riche cache une indifférence foncière que la mort n’a pas supprimée. Au pas de sa porte, Lazare, qui est le diminutif d’Eliezer, autrement dit « Dieu vient à mon aide », ne reçoit d’aide que celle des chiens, alors qu’il est du devoir du riche d’être la providence des pauvres. Dans l’au-delà, le mauvais riche n’a absolument pas changé dans son comportement à l’égard de Lazare. Quand il l’aperçoit aux côtés d’Abraham, ce n’est pas à lui qu’il s’adresse, mais à Abraham. Lazare demeure ignoré, juste bon à obéir, une quotité négligeable. Le grand Abîme n’est pas matériel, mais trace une fracture dans le cœur du mauvais riche. Il adopte la même attitude que les boucs du jugement dernier en Matthieu 25, qui n’ont même pas conscience des omissions de leur vie. Son altruisme familial ne parvient pas à masquer son mépris pour Lazare. Il n’y a pas de place pour le repentir, pour la prise de conscience. Le mutisme de Lazare suggère qu’une démarche de conversion est nécessaire de la part du riche. Son regret ne doit pas être tiré de la souffrance mais de la prise de conscience d’une indifférence coupable. Saint Luc a laissé suggérer une forme de mort spirituelle en lui quand il a précisé que le riche était mis en terre, alors que les anges portèrent Lazare auprès d’Abraham.

Si les supplices nous apparaissent évidents, ils sont à localiser à l’intérieur de l’âme du riche. Celle-ci devient le lien même de sa rétention. Le paradoxe de l’enfer nous apparaît en plein : le riche est à la fois son propre geôlier et son propre prisonnier.

 

Le Christ nous adresse une sévère mise en garde. Feignant de reprendre les codes populaires de la justice divine, il dénonce les raisonnements et les attitudes inexpiables. L’enfer existe, il peut être à l’intérieur de nous-mêmes…