29 décembre 2019 – P. Antoine Devienne, curé

La bienheureuse faiblesse

Je partirai d’une observation évidente. Quand une jument met bas, son poulain se met debout et trotte quelques heures après la délivrance. La plupart des animaux acquiert l’autonomie rapidement, et leur sevrage, généralement précoce, laisse place chez les mammifères à un régime soit herbivore, soit carnivore. La maturité sexuelle est aussi étonnamment précoce comparée à celle de l’homme qui doit attendre la nubilité ou la puberté. La comparaison entre les animaux et les hommes révèle un trait remarquable de notre espèce : nous sommes extrêmement et durablement dépendants de la protection de nos semblables. La nature ne nous a pas particulièrement bien dotés pour résister à ses propres rigueurs, et depuis le mythe d’Epiméthée et de Prométhée, nous réalisons combien cette faiblesse, compensée par notre capacité d’imitation et d’intelligence, est en fait la meilleure chance pour nous de conforter notre sens de l’humanité. Le triste spectacle des guerres et des conflits affaiblit en nous la conscience de cette solidarité structurelle liée à notre faiblesse personnelle et nous conduit à un certain sarcasme sur l’homme, ne voyant plus ce qui est évident. On a pu dire que l’homme était un loup pour l’homme, oubliant d’autres vérités plus fondamentales. Le constat de la faiblesse au début de la vie est aussi valable pour la vieillesse. Un vieillard, malgré son expérience, ne tiendrait pas longtemps seul face au caractère âpre de la nature. Un malade, un invalide non plus. En fait, aucun homme ne peut raisonnablement vivre seul. L’idéal individualiste repose sur un mensonge et constitue une aberration, que seule une société d’abondance peut permettre. Pourtant c’est cet individualisme qui rive les regards des jeunes et des célibataires isolés sur leur portable ou sur les réseaux sociaux, qui ne sont que des répétitions au milliard du même égocentrisme. Notre époque présente le curieux paradoxe d’être parmi les plus sures de l’histoire, au moins dans nos pays, et de présenter les plus grands malaises individuelles, les plus grandes carences affectives et les plus grandes fragilités psychologiques. On ne voit plus ce qui est évident et l’incompréhension de  beaucoup à l’égard de Dieu n’est en fait qu’une absence de gratitude pour les grâces données et les fruits de la solidarité humaine qui nous procure une abondance dont nous avons oubliée qu’elle vient du travail des autres hommes (du notre en partie) et de la providence divine.

La notion que je viens de développer de « faiblesse bienheureuse » est le signe de la santé d’une nation. Quand la faiblesse constitutive de chaque homme est ignorée ou escamotée, voire éliminée par eugénisme, alors c’est toute une société qui vit dans l’illusion. Les vieux séniles ne sont plus accueillis dans leur famille, mais sont pris en charge dans des EPHAD, où il n’y a plus guère que quelques activités entrecoupant les longues après midi de télévisions pour les occuper et si elle est acceptée, l’équipe d’aumônerie catholique pour visiter les malades. Comme le passage du Siracide que nous avons entendu est encore d’actualité : le premier lieu de la solidarité humaine est d’abord la famille.

 

La sainte Famille

C’est à l’aune de cet enjeu que la  « faiblesse heureuse » que nous pouvons contempler aujourd’hui la sainte Famille. Jésus, Notre Seigneur, a reçu la protection de ses parents et en particulier de saint Joseph, quand il s’est agi de le soustraire à la menace meurtrière d’Hérode le Grand. L’exil en Egypte de Jésus montre bien le jeu de la protection familiale. Les événements sont exceptionnels puisque Jésus est l’objet d’un avis de recherche lié à ce qu’il représente comme Messie – Roi d’Israël. L’attitude de Joseph est la plus commune, la plus normale qui soit. Bien qu’ils n’en disent rien, les évangiles nous donnent à penser que les devoirs (c’est-à-dire ce qu’il convient de faire, et un impératif moral sans fondement) familiaux fussent accomplis dans la Sainte Famille. Nous ignorons si Joseph fût encore vivant lors du ministère public de Jésus. Quelques indices laissent à penser qu’il mourût avant, ne serait-ce par l’absence de mentions de lui dans cette période. La discrétion évangélique nous laisse à penser que Jésus prît soin de lui jusqu’à la fin de son existence. En ce qui concerne Marie, le récit du crucifiement chez saint Jean montre le souci que prend Jésus sur la croix de la confier au disciple qu’il aimait. Nous lisons théologiquement le lien entre l’Eglise et la Vierge. Cela n’empêche pas d’y voir la volonté de Jésus d’assurer à sa mère vieillissante la garantie d’être préservée du besoin et d’être protégée de la faiblesse d’un grand âge pour cette époque (probablement Marie avait elle plus de cinquante ans).  La réciprocité des protections rappelle la nature profondément sociale et familiale de l’homme, et donne un sens positif à l’alternance de force et de faiblesse qui marque immanquablement toute vie humaine.

Puisque Jésus a été cueilli par son sacrifice sur la croix dans la force de l’âge, il n’a pas connu le besoin d’être soutenu dans sa vieillesse. Cependant son enfance nous enseigne que le Fils du Très-Haut a vécu dans l’état de faiblesse bienheureuse et de dépendance. Le Tout-Puissant s’est inséré dans cette logique de réciprocité alors même qu’Il ne dépend de par sa propre nature de personne, puisqu’il est l’origine de toute chose. La Sainte Famille, comme modèle de toute communauté humaine, éclaire d’une certaine manière les débats très actuels que nous traversons, parfois au prix de douleurs de pieds et de compression dans les transports en commun, sur les retraites. Elle éclaire aussi indirectement les implications éthiques des lois sociétales qui se profilent à notre horizon, sur l’implication des solidarités qui unissent objectivement les membres d’une même famille. Celles-ci ne relèvent pas uniquement de la volonté individuelle, mais des nécessités mêmes de la vie humaine dans la nature.

 

En conclusion, j’aimerais souligner que cette fête de la sainte Famille nous rappelle que la vie humaine et chrétienne se développe selon les exigences de la nécessité autant que selon les appels de l’amour du prochain. La solidarité familiale a pour caractéristique d’être à la fois objective (par la protection que nous en recevons) et subjective (je soutiens des êtres que je n’ai pas choisis),  d’être le lieu de la justice réciproque et celui de l’amour du prochain. Elle est aussi le lieu de la réalisation de la première communauté humaine, nécessaire à la construction des peuples, et reflet de l’union voulue par Dieu entre les êtres humains. Les tensions qui peuvent s’y vivre (en témoignent les nombreux récits de l’Ancien Testament sur les relations difficiles entre frères), ne doivent pas nous décourager. Il est bon souvent de prendre du recul et de ne pas la déprécier trop rapidement. On l’estime d’autant plus qu’on réalise les devoirs que nous contractons à son égard.