28 mai 2023 – P. Antoine Devienne, curé

La Pentecôte est une des trois grandes fêtes juives : Pâques, Pentecôte et Tabernacles, nommés successivement Pesah, Shavouot et Soukot ou littéralement « Passage », « Semaines » et « Tentes ». Elles sont toutes les trois liées à l’Exode puisque la première rappelle le passage de l’Ange exterminateur en Egypte et le passage de la mer Rouge, la deuxième célèbre une semaine de semaines plus tard (donc le 49ème jour suivant après) le don de la loi au Sinaï et la troisième le temps passé dans le désert.  

Aussi l’événement de la Pentecôte que nous célébrons aujourd’hui au 50ème jour après la résurrection du Christ doit être mis en relation avec le don de la Loi. Il n’est pas difficile de se rendre compte que Pâque et Pentecôte juives sont en quelque sorte doublées par Pâques et Pentecôte chrétienne. Pour les Hébreux sortis d’Egypte, concrètement arrachés à l’esclavage et spirituellement aux égarements de l’idolâtrie égyptienne, il s’agit de recevoir une loi capable de maitriser cette liberté nouvelle et de rester fidèle au libérateur. Être libre est moins facile qu’il n’y parait et nous constatons souvent nous-mêmes combien nous sommes capables de galvauder la liberté ou de la confondre avec le caprice, et de l’aliéner au mensonge ou à de nouveaux maitres tyranniques. Notre perception moderne de la liberté est trop individualiste pour comprendre la dimension collective qu’elle a dans les sociétés antiques. Au risque de transposer abusivement sur Israël une analyse faite sur la démocratie athénienne par Jacqueline de Romilly, nous pourrions dire que la liberté des peuples antiques se manifeste d’abord par la liberté du peuple par rapport à ses voisins et à ceux qui cherchent à l’asservir. La loi du Sinaï est d’abord une loi que personne d’autre que Dieu accorde au peuple d’Israël et susceptible de lui permettre de vivre sur une terre promise sans disparaitre par l’usure des siècles ou la décadence des royaumes voués à péricliter. Fort de plusieurs siècles, Israël célèbre, probablement en l’an 30, cette Pentecôte cette fête du don de la loi. Des Craignant-Dieux, c’est-à-dire des Païens reconnaissant le Dieu unique révélé en Israël, s’adjoignent à eux et célèbrent ce don qui a supporté les épreuves de l’histoire. Une foule de plusieurs dizaines de milliers de personnes investit le parvis des Gentils et pénètre dans le Temple de Jérusalem. C’est l’occasion de peser à l’aune de la Bénédiction divine la force de cette loi et l’enjeu de la porter collectivement dans un monde très majoritairement païen et éclaté. 

Je ne reprendrai pas ce qui se passe au Cénacle avec l’irruption des langues de feu, qui pourraient littéralement être soit des flammèches, soit des « langages » de feu, ni la manière par laquelle l’Esprit Saint déploie ses charismes. Il subvertit la peur des disciples et permet le miracle des langages. Une première campagne d’évangélisation de masse a lieu, puisque 3 000 s’adjoignent à eux et reçoivent le baptême. Nous pouvons faire le même parallèle entre la signification de Pesah et Shavouot, et celle de Pâques chrétienne et Pentecôte chrétienne. Au lieu de loi, c’est l’Esprit Saint, commun au Père et au Fils, troisième personne de la Sainte Trinité qui est donné. De la même manière que la loi doit faire porter du fruit à l’émancipation de l’esclavage, le don de l’Esprit Saint s’inscrit dans la prolongation de la Pâque du Christ. Celle-ci consiste essentiellement dans le mystère de la mort et de la Résurrection. Le don de l’Esprit Saint est donc d’orienter l’homme dans le déploiement de cette réalité de la Résurrection, effective chez le Christ, et latente dans les membres de son corps. Si la loi doit être comprise à la lumière de la liberté, le don de l’Esprit Saint doit l’être à la lumière de la vie éternelle. 

Deux éléments distinguent les deux Pentecôtes de manière fondamentale, bien que nous observions que la première prépare la seconde et qu’elle se trouve accomplie en elle. Le premier élément est la radicalisation que le Christ inocule dans la compréhension et l’exécution de la loi. La loi du Sinaï assure la survie spirituelle du peuple, mais ne s’intéresse que progressivement à l’engagement de conscience du croyant dans son accomplissement. La conclusion de l’Alliance du Sinaï est effectuée, via Moïse, entre Dieu et un peuple pris dans son ensemble. L’engagement personnel n’est pas le premier critère. De là résultera l’écart entre la défense de la loi comme loi collective sans engagement personnel. Les prophètes dénonceront les nombreux écarts entre les dispositions personnelles et la défense de la loi. Ainsi de nombreux passages dénonceront, chez Isaïe, Jérémie ou Ezéchiel, cet écart. Annonciateurs explicites d’une nouvelle Alliance en esprit et en cœur, ils verront leurs oracles accomplis par le Christ. Ce dernier « radicalise » les exigences de la loi, quitte d’ailleurs à relativiser certaines d’entre elles, pour que le comportement extérieur de l’homme soit le reflet de son comportement intérieur, que la racine (radicus) de son action ne soit pas seulement l’ordre social nécessaire à la survie historique du peuple, mais la justice de son cœur. Le Don de l’Esprit Saint qui se diffracte par ses dons concerne l’homme de manière personnelle : science, intelligence, conseil, sagesse, force, piété et crainte de Dieu. Cette radicalisation comporte un danger : elle peut détourner la conscience chrétienne de son extension collective et, dans une époque hyper-individualiste, risque de l’annihiler.  

Le deuxième élément que je voudrais souligner est constitutif des grands débats de l’Eglise primitive autour du statut de la Loi de Moïse dans la vie chrétienne. La prise de distance d’avec la Loi n’est pas une contestation du fait qu’elle est un don de Dieu, puisque l’Ancien Testament et l’histoire corroborent son importance. Elle dérive d’un constat simplissime : Même ceux qui ont appliqué la Loi de manière admirable et scrupuleuse sont morts. Elle ne contient pas en elle-même de ressusciter ni ne pas inoculer le remède à la mortalité. L’héroïsme de certains de ses zélateurs s’est inexorablement soldé par leur mort. On peut postuler une résurrection générale à la fin des temps, l’espérance qu’une vie droite mène à Dieu, il n’existe pas sans le Christ un élément décisif qui face basculer une croyance à un fait constitutif de la vie Chrétienne. Vivre à la lumière de la loi n’est pas équivalent à vivre à la lumière de la résurrection. Le don de l’Esprit Saint à la Pentecôte concorde avec ce basculement. La présence de l’Esprit Saint ne se vérifie pas fondamentalement par les enthousiasmes qu’il peut susciter (prière en langues, louanges spontanées), mais par l’intégration de cette réalité de la Résurrection dans le comportement du Chrétien. Nos actions s’en trouvent nécessairement affectés et notre sagesse intègre à la fois la réalité du temps présent et celle de la vie éternelle. C’est Jésus ressuscité qui souffle sur ces disciples : « Recevez l’Esprit Saint ». Nous aurons toujours du mal à orienter nos actions dans cette nouvelle perspective. C’est pourtant elle qui donne à ce que nous faisons le poids de vie que nous espérons y trouver, même si elle peut nous faire souffrir. 

Cette réflexion sur notre fête de la Pentecôte peut nous aider à réfléchir de nombreux aspects de notre vie pratique, tant sur le plan psychologique, collectif, voire politique, et il me semble, montre les enjeux de notre place de Chrétiens dans le monde actuel. Le Christianisme est suspendu entre vérité radicale de la présence de l’Esprit Saint dans le croyant et l’affaiblissement de sa conscience de peuple qui le met en danger. SI nous poussons les implications de notre vie dans l’Esprit saint, nous nous rendrons compte qu’ils sont ceux qui revivifient de l’intérieur à la fois l’existence personnelle et le salut d’un peuple.