19 mars 2023 – P. Antoine Devienne, curé

Il y a un élément décisif dans la guérison de l’Aveugle-né : bien qu’il fût touché par Jésus, bien qu’il l’eût entendu, il ne  le voit de ses propres yeux qu’à la fin du chapitre 9. Ce détail est capital car il souligne que la vision directe, physique du Christ pour cet homme, est une conclusion. Nous allons le suivre et « observer » qu’il  voit avec les yeux de son intelligence et de son extraordinaire bon sens. La vision physique et la vision de l’esprit sont ici mis en relation, et en opposition. Voyez-vous, chers amis, quand on « scrute » les Ecritures, on parvient à réaliser et projeter dans son imagination des détails sur lesquels nous passons quand nous lisons trop rapidement. L’ennui souvent confessé dans la prière vient moins d’un défaut de concentration ou de fixation sur Dieu, que de notre incapacité à « voir » la scène et à réaliser en nous ses conséquences. Sans être infaillible, et donc requérant de nous une certaine prudence et une certaine humilité, nous pouvons nous aventurer nous aussi par-delà des caractères d’imprimerie dans la vision de la scène. Deux auteurs parlent de cela dans leurs romans. Le premier, Chesterton, décrit son héros détective, le father Brown, comme reproduisant en lui, à travers les indices, les dispositions et la psychologie des criminels sur lesquels il enquête. Il reconnaît à son ami Flambeau, un voleur repenti, que tous les crimes qu’il a élucidés, il les a commis. Non pas physiquement, mais comme en reproduisant en son esprit les conditions personnelles de leur exécution. C’est une sorte d’exercice spirituel, très comparable aux compositions prônées par saint Ignace de Loyola. Il s’agit de pouvoir entrer non pas seulement dans un tableau figé, comme si nous restions du même côté du cadre dans une galerie de musée, mais dans le déroulé d’une action que les évangélistes savent si bien narrer. Il nous faut « entrer » dans la composition et en quelque sorte voir les choses de l’intérieur. L’autre auteur est Agatha Christie et notamment dans l‘interprétation de son héros, Hercule Poirot, par l’acteur David SUCHET, le même processus que celui décrit par le father Brown opère. Hercule Poirot s’intéresse à la « psychologie » des personnes soupçonnées et finalement entre dans la représentation des différents déroulés possibles d’un crime, pour aboutir à celui qui est compatible avec les faits. Il fait entrer ses théories dans les faits et non l’inverse et quand les unes et les autres correspondent il parvient à faire correspondre la vision de l’esprit avec la vision factuelle.

 

Ce même processus joue en plein dans l’épisode d’aujourd’hui. L’aveugle-né guéri ne voit qu’après sa guérison et Jésus s’est éclipsé. Sa guérison est pour un certain nombre de personnes douteuse : il s’agit soit d’un acte de charlatanisme de sa part, soit d’une erreur sur la personne. Cet homme va devoir s’accrocher aux faits : qu’il est bien celui qu’il prétend être et qu’il a bien été guéri. Cela ne sera pas simple puisque ces deux faits seront l’objet de controverses. Certains doutent de son identité, d’autres la contestent, et l’aveugle guéri ne peut pas se reposer sur le témoignage de Jésus, puisque celui-ci est physiquement absent, en quelque sorte « invisible ». Cet homme va passer par le creuset d’une épreuve de la vérité puisque c’est sa propre identité qui est en cause et elle est maintenant liée au Christ à cause de sa guérison. Nous voyons ici que l’affirmation du Christ n’est pas une question d’opinion, qu’on pourrait remettre en cause ou occulter par commodité, comme si la foi était une disposition passagère, mais elle revient à l’affirmation, ou en cas contraire, au reniement de soi-même et de son rapport à la vérité. L’aveugle guéri va passer par le feu de la remise en cause : la réalité de son identité, la remise en cause de sa guérison, l’état de pécheur de celui qui l’a guéri (non-respect du sabbat), l’abandon du soutien de ses parents. Ces contestations auront sur lui l’effet inverse de celui attendu : Ne pouvant nier les faits, elles l’amènent progressivement à « voir » l’identité de celui qui l’a guéri : « c’est un prophète » ou « S’il n’était pas de Dieu, il ne pourrait rien faire ». A l’inverse, les contestations amènent les Pharisiens à obscurcir progressivement leur jugement et sur l’aveugle guéri et sur Jésus. Le thème de la vision joue à rebours chez eux et ils privilégient leurs affirmations sur les faits, allant jusqu’à nier l’évidence (ce qui se voit). Nous sommes en pleine illustration de ce qui différencie la genèse d’un acte de foi, conforme à la réalité d’avec une idéologie, qui mutile la réalité pour la faire correspondre à un préjugé. Ainsi nous voyons deux chemins se croiser : celui qui mène à la « vision » de la vérité passée non pas au feu du doute, mais à celui de la contestation, et celui qui mène à l’obscurcissement et la cécité de l’endurcissement. Ce chemin de l’aveugle-né guéri répond à la question initiale des disciples sur le péché sous-jacent de l’aveugle. Jésus refuse d’abonder sur une sorte de causalité peccamineuse qui expliquerait durement, mais commodément, son affliction, mais aborde le sujet sur la portée prophétique de son état et de sa restauration. Cet homme devient capable de voir au-delà de ses yeux, pour voir ce qui est vrai. Comme souvent, les guérisons de Jésus dépassent le seul soulagement de celui qui en bénéficie, elles s’adressent à ceux qui s’appuient sur leur certitude et sont aveugles à la réalité. Evidemment, le thème de la vision est exploité à plein dans la conclusion des derniers versets.

Je reviens sur le moment de la rencontre entre l’aveugle guéri et Jésus. Elle arrive à la conclusion d’une contestation qui, pour douloureuse qu’elle soit, puisqu’elle a valu à l’homme guéri de se voir insulté, rejeté par ses parents, puis finalement être expulsé, de le stimuler et de le conduire à parler en vérité et selon la vérité. A la question que lui pose Jésus : « crois-tu au Fils de l’homme », nous constatons que la lente progression de la vérité et des affirmations intègres de l’aveugle guéri conduisent à la reconnaissance du Messie. Il y a évidemment un changement de niveau, mais pas une contradiction entre ces deux temps de la foi de l’aveugle-né. Il a la grâce de voir maintenant de ses yeux celui qu’il entrevoyait par son intelligence. Cette rencontre prélude celle à laquelle nous aspirons. Voir le Christ face-à-face et à travers lui la splendeur du Père et passer de la foi à la vision

 

Il est étrange de voir un mendiant aveugle né devenir un maître spirituel. Cela est inattendu et surprenant. Son enseignement ne provient pas d’une longue expérience. Elle est le fruit de ces contestations dont il est l’objet. Au lieu de l’accabler ou de le tenter à la démission, elle renforce son obéissance à la vérité et son aptitude à témoigner. En quelques heures, il franchit ce parcours que nous mettons parfois des années à effectuer. Il est très probable que sa propre défense.