1er novembre 2020 – P. Antoine Devienne, curé

L’une des définitions de l’homme est de le décrire comme un être d’imitation. Dans le règne naturel, nous avons été certainement dotés de peu de capacités physiques. Nos griffes sont des ongles, nos crocs des incisives, nos toisons une pauvre couverture pileuse. Le mythe de Prométhée et d’Epiméthée rappelle que parmi les êtres animaux (avec une âme), nous n’avons reçu que le feu, symbole de l’industrie, comme défense contre les rudesses de la nature. L’être humain commence son existence avec peu d’aptitudes et une vulnérabilité qui le place loin derrière d’autres mammifères plus autonomes que lui, et ce quelques heures après la mise-bas. Nous forgeons notre puissance à force d’observations et d’imitations. Le vieux débat de l’inné et de l’acquis se pose à nous précisément parce que l’instinct est réduit chez nous à une part infime lorsqu’on la compare avec notre capacité d’imitation. Notre observation du monde animal et naturel a inspiré les innovations les plus époustouflantes et notre consumérisme nous a fait oublier les chemins de l’ingéniosité technique que nos pères ont emprunté avant nous, pour nous hausser à un niveau que nos aïeux n’auraient même pas entrevu.

L’imitation n’est pas que technique. L’exemplarité qu’on décrit parfois comme une sorte de prétention est essentielle pour inspirer le désir de perfection que Dieu a instillée dans le cœur de l’homme, au risque de créer une tension entre sa condition concrète et son élan vers la sainteté. Le professeur de littérature, devenu anthropologue et philosophe, qu’était René Girard, a beaucoup insisté sur la puissance de l’imitation comme ressort du comportement humain. Dans son langage technique, l’imitation devient le terme plus animalier de mimétisme. Même à notre insu nous nous référons à un médiateur réel si nous le connaissons directement, ou externe s’il appartient à une autre époque. L’homme se définit par les maîtres qu’il se choisit.  Expérimentalement, nous nous souvenons de ce professeur qui a accouché nos esprits, comme Socrate prétendait par la maïeutique accoucher les pensées. Il a tiré du confort capricieux de l’adolescence notre esprit pour le confronter à la complexité et à la richesse du monde, plus large que le milieu ambiant dans lequel s’est lovée notre jeunesse.

Dans le domaine religieux, le croyant se réfère moins à un système de pensée qu’à l’imitation d’un modèle. Le premier modèle du religieux est évidemment Dieu lui-même. Sans affirmer un rapport de ressemblance, l’homme ne peut postuler entretenir une relation réelle. Il faut pouvoir traiter avec Dieu avec un rapport d’égalité, non sur l’être et la puissance évidemment, sur la connivence et la connaissance. Saint Jean implique sans doute cette ressemblance quand il affirme :  « nous lui serons semblables car nous le verrons tel qu’il est. » Comment se hausser au niveau du Très-Haut et de l’Ineffable sans se hausser du col et cultiver une prétention qui confinerait au ridicule ? La grandeur de Dieu devient dans ce cas un écueil sur lequel bute le cœur humain, incapable de savoir comment entretenir ce rapport de ressemblance avec son Créateur. La nature peut éventuellement servir de point d’appui, et certains courants religieux ont inspiré à leurs fidèles d’essayer de construire un rapport au divin, en assimilant la profusion du vivant avec le sens de l’éternité et créant un certain accès à une transcendance insaisissable. L’originalité du christianisme est d’affirmer que le modèle primordial, Dieu, a accédé par le partage de la nature de sa créature à notre soif d’imitation. Par l’Incarnation, l’infini inaccessible de Dieu se concentre totalement dans les dimensions d’une existence humaine. Bien sûr dans la vie de Notre Seigneur Jésus Christ, aucun des attributs divins qui le distinguent radicalement de l’homme ne sera perceptible : Jésus ne sera pas le Tout-Puissant, puisqu’il sera pendu au gibet de la croix ; il ne sera pas l’Eternel, puisqu’il connaîtra le silence froid du sépulcre ; il ne sera pas l’impassible, puisqu’il ressentira les blessures de l’amour blessé.

Il a plu à Dieu de se constituer notre propre modèle, quitte à nous troubler par la faiblesse qu’il oppose à la violence. En inaugurant son fameux discours sur la Montagne, Jésus décline les cas de cette faiblesse divine, qui suspend ses prérogatives, hormis l’amour, pour les exposer dans ces fameuses Béatitudes que nous lisons aujourd’hui. En 8 Béatitudes, Jésus brosse diverses dimensions de sa propre existence, la 8ème complétant les 7 précédentes en marquant l’adhésion à sa propre personne. Evidemment l’homme des Béatitudes est lui-même, et évidemment l’homme des Béatitudes est celui qui lui ressemble.

Il arrive que nous confondions un saint avec Jésus lui-même. Mis l’un à côté de l’autre, saint François d’Assise nous fait penser à Jésus y compris physiquement. L’aspect n’est pas déterminant mais nous permet de renforcer cette confusion. C’est une heureuse confusion, parce qu’elle montre à quel point l’effet d’imitation de Notre Seigneur Jésus Christ peut être efficient. A la fin de ce sermon, vous me permettrez de faire un parallèle contemporain. Vous vous rappelez sans doute les deux ou trois années qui ont précédé la mort de saint Jean Paul II. Nous avions contemplé un pauvre vieillard, vivant dans son esprit, mais brisé dans son corps. La cruauté des médias n’épargnait aucune risée sur le filet de bave qui parfois s’échappait de sa bouche, de ses tremblements maladifs, de sa voix douloureuse qui avait du mal à articuler. Nous avions souffert de la dureté des humoristes qui, forts de leur santé, n’avaient aucune compassion pour cet homme, des commentaires éclairés de tel membre de notre entourage qui s’étonnait de voir une épave à la tête de l’Eglise Catholique. Nous-mêmes nous étions partagés entre l’admiration et la honte à voir une vieillesse qui ne s’épargnait les affres de la maladie. Puis vint ce soir d’avril 2005, quand l’annonce de sa mort fut diffusée. La Terre perdait un de ses géants, une conscience et une personnalité et quelques minutes on avait senti que cette présence douloureuse nous portait plus que nous ne le pensions. La réaction des Catholiques contrasta largement avec l’ambiance de fin de règne que les médias avaient cultivé, éprouvant alors le silence de son absence. Nous avions perdu un père et un frère. Surtout nous avions pris conscience que Karol Wojtila n’avait jamais été aussi ressemblant au Christ que dans sa pauvre carcasse humaine. Il ressemblait à l’homme des douleurs, le Christ du Golgotha, sous les huées et le mépris. Il accomplissait la parole de Saint Paul : « Je n’ai voulu connaître rien d’autre parmi vous que le Christ crucifié ». Il fut alors le grand évêque de Rome, moins par son efficacité de gouvernant, que comme grand imitateur du Christ. Il nous avait semblé que le Christ se superposait sur le destin du pape polonais. Le dernier message de Jean Paul II était de nous rappeler que le monde avait besoin de saints et de sainteté.