19 mai 2019 – P. Antoine Devienne, curé

Peut-être avez-vous déjà lu le terrible et prophétique livre d’Aldous Huxley, « le meilleur des Mondes »,  ou vu « l’âge de Cristal ». Le premier livre, écrit au début des années 30, pronostique l’avènement d’un monde postmoderne, détaché totalement du christianisme. Les techniques de la mécanisation fordiste sont appliquées à la société, si bien que l’ère dans lequel vit la société de cette utopie est l’ère « Ford ». Les classes sociales sont détachées des liens de la filiation et les enfants produits extra-utéro. A force de médicamentation et de conditionnement subliminal, les nouveau-nés sont déterminés dans leur constitution physique et dans leur mental à appartenir à une strate de la société. Les Alphas constituent les hauts cadres, et la stratification sociale descend à la mesure de l’alphabet grec vers les classes laborieuses. Les esprits sont pré-conditionnées à être satisfaites de leur sort. Les abrutis de la classe epsilon sortent les poubelles et récurent les sols. Les classes supérieures usent d’une drogue, le « soma » et du sexe sans procréation pour équilibrer les éventuels questions existentielles qui les traverseraient. Dans « l’âge de cristal », le système est à peu près similaire. Les générations sont confinées dans une ville automatisée, et la limite de l’existence est portée à 30 ans (20 ans dans le livre), pour réguler la pression démographique. Les « limiers » forment une police chargée d’éliminer ceux qui auraient le désir d’échapper à la célébration de mise de mort qui achève les trente années d’existence. Ces sociétés fermées sur elles-mêmes, sans passé et sans avenir, assurent la satisfaction des instincts fabriqués par l’éducation et la stabilité absolue de la communauté humaine. Elles marquent la fin des affres de l’humanité, des famines, de la vieillesse, des maladies et des guerres. Elles instaurent une sorte de paradis carcéral où l’esprit humain passe par le lit de Procuste : on ampute les trop longs et on écartèle les trop courts.

Le paradis fabriqué des utopies, l’enjeu personnel de la vie chrétienne

Les utopies scientistes rêvent d’un éden où l’être humain est taillé dans les contours d’un système entièrement totalitaire, puisqu’il éteint toute individualité et toute transcendance. L’horizon humain est délimité dans la production de la vie, comme une production industrielle, et se clôt sur la mécanique qui régule par le plaisir les profonds désirs humains. Ce sont des sociétés sans liberté, sans désirs, sans amours sinon celles du sexe et de la drogue. Comme il faut des épreuves pour accéder au Royaume de Dieu ! Ce constat des premiers apôtres ne provient pas seulement des persécutions que l’Eglise rencontre. L’Évangile ne promeut pas l’évènement d’un Eden perdu, que l’illusion anticipatrice des livres que j’ai cités laisse entrevoir, avec leur terrifiante déshumanisation. L’Évangile ne promet pas une substitution d’un monde par un autre, mais la transformation par l’Esprit Saint de la première création. Les premiers chrétiens ne se sont pas seulement affrontés à l’opposition de leur temps, mais ont compris que la transformation du monde, soutenue par la résurrection, les amenaient à rencontrer les oppositions qui sommeillaient en eux-mêmes. A l’instar de saint Paul, regrettant de ne pas faire le bien auquel il aspirait et de commettre le mal qu’il voulait éviter, ils comprenaient que l’avènement de l’homme nouveau, se confrontait au premier combat qui commence au cœur de chaque personne. Le « meilleur des Mondes » décrit une humanité configurée de l’extérieur d’elle-même, de l’extérieur  de la conscience propre à chaque individu. Les Actes des Apôtres, en insistant sur la prière en faveur de la foi des nouveaux convertis, affirment clairement que l’enjeu du salut passe par la fortification de la liberté individuelle.

Épreuve d’assumer personnellement la condition humaine.

Les épreuves dont parlent les Actes sont à rapporter à l’espérance entretenue. A espérance mesquine, épreuve en proportion. La perspective chrétienne ne se porte pas sur l’établissement d’une société à l’image d’une Babel, qui agrège les individualités dans une masse sans finalité et sans personnalité. Elle ambitionne quelque chose de beaucoup plus grand, à la mesure de Dieu lui-même. Une interprétation possible de la Tour de Babel est de reconnaître dans l’agrégat des pierres, l’expression physique et matérielle de l’assimilation des langages et des pensées dans une même unité qui fusionne les personnes dans un projet totalitaire. La prédication chrétienne laisse entrevoir une autre réalité : la société idéale chrétienne est l’achèvement de l’acte créateur et rédempteur de Dieu, qui amène l’homme à voir au-delà de sa propre mort l’accomplissement de la vie qu’il a reçue du Créateur ; Elle requiert que l’homme y porte volontairement son désir et qu’il accepte de lui-même sa condition de créature. Cette acceptation n’est pas une démission du bonheur auquel il aspire, mais bien la condition pour reconnaître le lien qui le relie à Dieu et pour en accueillir la vie qu’il n’a pas fini de lui donner. Remarquez comment Jésus attend que Judas soit sorti pour confier ses derniers commandements aux autres disciples. Il ne s’agit pas de l’écarter, mais d’appuyer qu’aucune adhésion chrétienne ne peut se faire à l’encontre de la détermination individuelle.

 

L’épreuve de l’amour

Quand Jésus donne le nouveau commandement de l’amour, il touche à la fois le désir profond de l’homme et le lieu de ses plus grandes résistances. Il est étrange que l’amour qui est la matière même du Royaume de Dieu soit annoncé sous la forme d’un commandement. Nous savons spontanément qu’elle est la chose la plus précieuse et nous savons en même temps qu’elle est difficile à accomplir lorsque l’amour est réellement authentique. Il peut paraître paradoxal que l’amour soit l’objet d’un commandement alors qu’il requiert ce qu’il y a de plus profond en l’homme. Les commandements du Christ ne sont pas assimilables à un article de loi, extrinsèque à la conscience. Ils annoncent seulement la réalité profonde à laquelle nous sommes appelés, celle qui, selon saint Paul, subsiste autant dans la réalité présente que dans le Royaume des Cieux. Cet amour n’est pas fait de plaisirs conditionnés et mécanisés. Il confronte l’homme à son propre orgueil, et le mot « communion » suggère que l’unité de l’humanité avec Dieu ne peut se réaliser sans que l’âme, le corps et la conscience y soient totalement appliqués.

Qu’il faut traverser des épreuves pour accéder au royaume de Dieu. Je vous invite à ne pas lire dans cette expression le constat attristé des membres d’une Eglise rejetés par un monde hostile, mais d’abord le constat de la nécessité d’une transformation intérieure qui requiert que chacun rencontre et surpasse toutes les résistances qui l’habitent.