14 juin 2020 – P. Antoine Devienne, curé

Fête Dieu

La nourriture, nécessité de chaque jour

Pendant des siècles, nos ancêtres se sont inquiétés de leur nourriture. Qu’une année, la pluie vienne à manquer, qu’elle inonde les semis, et la récolte sera désastreuse, le bétail maigre et les ventres torturés par la faim. Nous avons un besoin quotidien de nous nourrir pour le bien de nos corps. Les restrictions actuelles liées à la pandémie du Coronavirus risquent de s’accompagner d’une menace réelle de disette dans certaines parties du monde et la vieille famine des temps anciens s’annonce comme ressortie des plus mauvais songes. Même en France, les services d’aide, notamment liées à l’Eglise Catholique ont noté ces derniers mois une forte pression dans les besoins qui leur étaient adressées.

J’aimerais d’abord souligner le caractère absolument vital de la nourriture dont on ne peut se passer, sinon lors des jeûnes que la prudence enjoint d’exercer avec mesure. Sans doute l’abondance dont nous jouissons collectivement depuis des décennies nous a-t-elle fait oublier notre dépendance et la fragilité de notre condition. Par la révélation biblique, nous comprenons que les aliments matériels ne sont pas les seuls nécessaires à notre vie. Dans notre foi catholique, la vie humaine n’est pas uniquement seulement dans son acception biologique. La « naissance d’en haut » dont parlait le Seigneur Jésus à Nicodème montre que l’homme n’est pas seulement un être biologique, mais un être spirituel et corporel. La Parole qui sort de la bouche de Dieu, sa parole créatrice et vivifiante, est au moins aussi importante que le pain que nous mangeons. Cette conjonction de la Parole de Dieu et du pain (ou nourriture en hébreu) rappelle l’état permanent de dépendance de l’homme. Il ne s’agit pas seulement d’une question de choix ou de préférence personnelle. Parfois la révélation biblique s’approche de ce point où la liberté de l’homme semble dépassée par la nécessité. La nécessité vitale de la nourriture n’attend pas le bon plaisir de l’homme et s’impose à lui. Par la foi le croyant apprend à comprendre que son âme aspire à être rassasiée par la Parole de Dieu. L’Ancien Testament est sensible à tisser ces liens entre Parole et Nourriture, d’abord dans la citation du Deutéronome que nous venons de lire, ensuite par le miracle de la Manne au désert, la longue réflexion du psaume 118 qui exprime la satiété du croyant qui se confie dans la méditation de la Parole de Dieu, où l’interprétation très symbolique du livre de la Sagesse qui reconnaît dans la Manne le « Pain des Anges » que nous avons chanté durant la Séquence.

 

Le Christ donnée une fois pour toutes

Cette corrélation étant établie, il nous faut maintenant nous interroger sur la portée du discours du Pain de vie donnée par Jésus. Jésus reprend le fond biblique du pain et de la Parole de Dieu, et se l’applique à lui-même. De manière scandaleuse, au sens littéral du terme, il révèle que la manne n’a pu préserver les Hébreux de la mort au désert, semblant remettre en cause l’un des épisodes les plus glorieux de leur histoire, et déclare sa propre chair et son propre sang, vraie nourriture et vraie boisson. A l’évidence, Jésus n’implique pas d’application anthropophagique de ses déclarations. Celles-ci resteront obscures et voilées tant que l’institution de l’Eucharistie au soir de la Cène n’est pas réalisée et qu’elle ne soit accompli sur la croix. Le repas pascal sera le moment pour Jésus d’associer sa personne, y compris en impliquant sa nature divine à la nourriture qu’il donne en repas à ses disciples. Le paradoxe qu’il faut souligner est que si la nécessité de se nourrir implique la répétition et le renouvèlement (quotidien au moins), le don que Jésus fait de lui en nourriture (via le pain et le vin) est complet, définitif, irrévocable, tout comme la livraison de lui-même sur la croix. L’épître aux Hébreux utilise une curieuse expression en grec, Εφαπαξ, qui signifie « une fois pour toutes ». Ce terme souligne l’unicité de la sainte Cène et du sacrifice de la croix, qui contraste nettement, poursuit l’épitre aux Hébreux, avec la répétition des sacrifices de l’Ancien Testament et la relative valeur des animaux qui y étaient immolés. Ici, il s’agit d’un don humain, personnel, complet et unique. On voit alors le paradoxe : comme nourriture offerte, l’eucharistie doit être renouvelée pour le bien de l’homme ; comme don complet du Christ, prouvé par la croix, il est unique.

 

Entrer dans l’excès divine, expression de la Trinité

Il nous faut développer tout au long de notre pratique sacramentelle la compréhension de cette réalité de l’unique sacrifice du Christ. Il nous faut aussi comprendre l’excès apparemment scandaleux des déclarations de Jésus sur sa chair et son sang, qu’il offre effectivement. Cette association du pain et du vin avec le Corps et la Sang du Christ ne cantonne pas au simple symbole, mais obéit à la déclaration même de Jésus : « Ceci est mon Corps ; ceci est mon sang ». C’est au titre de son autorité que nous parlons de transsubstantiation, d’un passage où la substance du pain s’efface pour devenir la substance du Christ. Il faut préciser ici que le mot substance ne se réfère pas à la matière, mais à réalité profonde qui se tient à l’intérieur de ce qui est apparent. Jésus se rend présent à chaque eucharistie, aussi personnellement, intimement oserais-je dire, pour se donner tout entier en nourriture. Il n’existe aucune expérience humaine aussi forte pour exprimer le don d’une vie à un autre vie. Même les relations charnelles entre homme et femme ne peuvent aller aussi loin dans l’expression du don de sa vie (don de soi) et du don de la vie (conception).

Dans l’eucharistie, Jésus exprime une réalité trinitaire fondamentale : l’amour de Dieu est total, complet, sans « retenue », vital, autant dans les relations intra-divines que dans le déploiement de cet amour de Dieu à sa créature humaine. Il faut bien les excès de langage et de don de soi du Christ pour nous le faire comprendre. 

 

Ce qui m’étonne le plus comme prêtre est le contraste qui existe entre ma perception habituelle du mystère eucharistique et sa réalité profonde. C’est à force de répétition, au travers de mes conversions et de mes infidélités, que le Christ inocule profondément dans mon être la marque de son don en moi. Quelle patience et quel réalisme : la providence a fait d’un sacrement dont le mystère est difficilement exprimable une réalité quotidienne, non pas pour le dévaluer mais pour mieux l’implanter en nous.