12 mars 2023 – P. Antoine Devienne, curé

Sous la chaleur d’un printemps qui est proche d’un été proche-oriental, à l’heure où le soleil atteint son zénith et qu’il dissuade les femmes et les hommes de sortir de leur maison, la fameuse Samaritaine, dont nous ignorons le nom, vient remplir sa jarre de l’eau du puits de Sykar. On imagine aisément la végétation méditerranéenne qui va abandonner le vert et après la récolte annoncée par Jésus, qui va laisser roussir ses brins et ses feuilles. L’heure est évidemment inhabituelle ; tous se calfeutrent dans la fraîcheur des murs épais pour échapper à la chaleur de mi-journée. C’est l’occasion pour une femme de mauvaise vie, qui accumule concubin sur concubin, amant sur amant, de s’aventurer au dehors et échapper au qu’en-dira-t-on des petits patelins. La Samaritaine attire sans doute autant l’envie que la réprobation : les hommes la convoitent surement tout en dénonçant son style de vie et les femmes doivent la jalouser craignant de voir leur mari leur échapper pour devenir son énième époux temporaire.

Si elle est observée à partir de l’embrasure d’une fenêtre, la samaritaine pourrait être soupçonnée d’aller non seulement chercher de l’eau, mais aussi d’aller rejoindre un potentiel remplaçant, surtout si le puits est visible des habitations du village. Jésus pourrait être suspecté d’être le prochain amant d’une femme qui semble avoir tant de mal à retenir les hommes à ses côtés. Sans doute présente-t-elle suffisamment d’avantages pour ne pas être accusée d’adultère ou de femme facile et échapper au sort qu’on réserve à ce type de femmes dans un village. Nous ignorons si elle sait l’origine de ce puits comme saint Jean nous le fait savoir, ni même si, toute samaritaine qu’elle soit, elle sait qu’auprès des puits, les ancêtres de la Genèse ou de l’Exode trouvaient leur épouse. La piètre renommée de cette femme, dont nous apprenons de la bouche même de Jésus qu’elle ne retient pas les hommes, contraste singulièrement avec le pouvoir évocateur des puits, qui, eux, évoquent le mariage. La rencontre entre Jésus et elle est d’abord improbable, puisqu’ils sont seuls l’un et l’autre, et comme je le suppose, cela fait mauvais genre, qu’elle est Samaritaine, issue d’une forme abâtardie des Hébreux, et que Jésus est Juif, donc deux branches hostiles l’une à l’autre des Sémites, et que l’une représente la promiscuité affective et l’autre constitue le modèle mystique de l’époux.

Jésus agit en parfait pédagogue et maïeuticien : le contexte et la chaleur constituent un prétexte d’interpellation de la femme, en la sollicitant et en se mettant en quelque sorte en état de dette à son égard. La soif physique de Jésus renvoie cette femme à sa propre soif, ce désir qui l’habite et qui ne parvient pas à se satisfaire. Comme Nicodème qui avait feint la naïveté quand Jésus l’entretenait du fait de renaître à nouveau, la Samaritaine adopte un étonnement trop concret pour être sincère : « Tu n’as rien pour puiser ». Cette différence de langage, qui balance entre le sens commun et le sens figuré, conduit la Samaritaine à sonder les lézardes de son cœur et à réfléchir sur son propre assèchement. Le statut conjugal déficient de cette femme est alors éclairé d’une nouvelle lumière. Auparavant la Samaritaine avait pour miroir la désapprobation populaire, celle qui la poussait à sortir à midi. Maintenant Jésus la confronte à sa propre insatisfaction et à sa sécheresse intérieure : elle est la femme d’un désir qui s’est dissous comme l’affirmation de Jésus sur son conjoint actuel le laisse entendre. L’échange ne s’en tient pas seulement à sa situation matrimoniale. La révélation d’une vérité personnelle par un étranger libère en quelque sorte les portes de la vérité et la conversation atteint un autre niveau que de donner à boire à un voyageur isolé. Curieusement, la femme en vient à un terrain cultuel, apparemment sans lien avec ce qui précède : « où faut-il adorer ? », sur le Mont Garizim en pleine Samarie ou à Jérusalem ? Puisque les convenances sont pour un temps ignorées, puisque les conflits religieux et historiques ne prennent pas le pas sur la profondeur de leur entretien, il est maintenant possible d’aborder une question essentielle : où Dieu peut-il se trouver ? Nous sommes dans la même logique du désir, si ardent et si prompt à se perdre ou à se galvauder. Nous avons souvent tendance à distinguer le désir affectif du désir spirituel. On peut estimer que le premier est charnel et que le second est mental ou intellectuel. Cette séparation occulte la soif intérieure que même l’amour physique recherche et qu’elle ne trouve pas si ce n’est dans une jouissance passagère. Notre désir cherche un absolu et il peut s’égarer dans l’instabilité de rencontres fugaces et rapides, comportant autant d’espoirs déçus que de gâchis.

Le dialogue entre Jésus la Samaritaine est un modèle du genre : une rencontre banale et apparemment anodine voile une percée du Christ dans l’épaisseur de l’âme humaine. Les mots humains déployés dans ce dialogue constituent le support d’une reconnaissance de Dieu par l’homme (ici une femme), dans la personne du Messie, « celui qui fera tout connaître ». Saint Jean ne se contente pas d’agencer des événements retraçant la vie du Christ, il explore au détour de ces dialogues ce mystérieux lien qui rattache le cœur de l’homme au cœur de Dieu.

 

Frères et sœurs, c’est ce lien que l’évangile d’aujourd’hui nous désigne. Il se fortifie avec la méditation et la prière et nous fait connaître Dieu, « de l’intérieur ».

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