17 octobre 2021 – P. Antoine Devienne, curé

Quand les premiers évangélisateurs abordèrent les côtes scandinaves et approchèrent les farouches guerriers et navigateurs qu’étaient les Vikings, ils se heurtèrent à la rudesse de ces hommes, fiers et susceptibles. Ils n’avaient pas craint de cingler les flots des confins de la Méditerranée, le long de presque tous les fleuves européens, jusqu’à pousser leurs vaisseaux jusqu’aux terres gelées de l’Islande et du Vinland, dans l’actuel Terre Neuve, devançant de plusieurs siècles la découverte par Christophe COLOMB de l’Amérique. Quand ces évangélisateurs étaient admis à exposer les principes de la foi chrétienne, ils rencontrèrent parfois l’indignation de ces hommes du Nord : alors qu’ils annonçaient que le Fils de Dieu avait été livré, torturé et mis à mort pour la rémission des péchés, avant de connaître l’exaltation de la résurrection, les Vikings comprenaient d’abord que le Dieu du Ciel avait abandonné son propre Fils à l’abandon, et qu’un dieu incapable de garantir sa protection était peu fiable. Le code guerrier et d’honneur des Vikings acceptait mal une telle vision de la providence et de la toute-puissance qui laissât ainsi à l’abandon le seul juste. Si Dieu traitait ainsi son unique engendré, qu’adviendrait-il du commun des mortels ? Les moines de bure se virent d’abord défaits par les prêtres païens des divinités nordiques, jusqu’à parvenir à force de persévérance à convaincre les Danois, Suédois et Norvégiens d’embrasser la foi chrétienne. Ce petit exemple historique met en relief le grand paradoxe chrétien : l’entrée de l’élu de Dieu dans les régions sombres de la souffrance et de la mort, là où précisément Dieu n’est pas.

 

La réponse rapide et néanmoins juste que nous pouvons faire est d’affirmer que Dieu ne voulait qu’aucune dimension de la condition humaine, aussi répugnante soit-elle, ne devait rester à distance de lui, et qu’il voulait marquer sa solidarité et sa compassion pour sa créature en partageant réellement et charnellement la réalité de son existence. Cette affirmation est fondamentale pour le Chrétien et ne satisfera jamais des explications que nous pouvons donner. Le don de la vie du Verbe fait chair est un fait, dont les motifs, même s’ils sont réunis dans cette vérité unique que Dieu est amour, échapperont toujours à notre compréhension. Dieu a des profondeurs que nous ne pouvons pas encore sondées sinon en contemplant Jésus lui-même.

Je me pose alors une question : pourquoi Dieu laisse Jésus subir la croix ? Comment un père ne se bat-il pas pour prendre la défense de son fils ? Même nous, si un proche était un danger, serions capables de risquer notre vie. Pourquoi Dieu semble-t-il se taire quand Jésus est mis sur la croix ? Pourquoi laisse-t-il les ténèbres assombrir le ciel quand il expire sur la croix après avoir essuyé les quolibets de la foule ? Il nous faut entrevoir une autre finalité que la préservation de la vie du seul juste. Dieu vise un autre fils à sauver pour lequel il livre la seconde personne de la Trinité dans les mains des hommes. Il s’agit de moi. Il s’agit de chacun de nous. Nous sommes les Isaac qu’Abraham n’a pas immolés, mais que Dieu a rachetés en acceptant qu’il soit livré aux mains des bourreaux. Dieu se révèle un vrai Père, puisqu’il met dans la balance du mal son propre Fils consubstantiel pour chacun d’entre nous, et nous ensemble. Les Vikings peuvent le juger faible parce qu’ils ignoraient que le fils qu’il devait sauver était eux-mêmes. Bien sûr, ils n’étaient pas crucifiés, sinon dans leur âme, dans la violence que leurs idoles divinisées exaltaient. C’est en voyant le Fils unique, ce grand frère qui nous réconcilie à notre Père céleste, que nous comprenons le sens d’un tel sacrifice. Les armes dont Dieu use ne sont pas celles des Puissants, mais celles qui lui sont propres, conformes à sa nature.

J’insiste lourdement sur ce point pour souligner l’attitude du Christ à la curieuse demande de Jacques et de Jean. Son insistance à parler de sa propre passion et à reprendre la demande des deux frères d’une manière aussi tragique, s’enracine dans cette volonté de salut. Nos églises sont ornées de crucifix, non pas pour cultiver le goût du gâchis dont l’homme est capable dans sa cruauté, la catharsis des foules qui s’acharnent sur une victime qui soulage leur violence, ou par fascination macabre pour la mort. Elle est une réalité fondamentale au-dessus de laquelle nous pouvons sauter. La mort du Christ n’est pas une étape dans la dramaturgie du cycle des saisons, suspendue entre l’hiver et le renouveau du printemps. Elle n’est pas non plus l’abaissement du héros et du surhomme, qui, par-delà le bien et le mal, se relèvera comme un phénix de l’épreuve. Elle exprime comme abyme du néant la mesure de l’abime de l’amour de Dieu pour sa créature. La naïveté des deux apôtres est touchante, mais ne pèse pas lourd devant ce que Jésus va affronter.

 

J’abhorre la souffrance et ne prêcherai à personne. Je suis seulement en face d’un mystère qui me dépasse. Je souris au bon sens des Vikings, autant qu’au fait qu’ils n’ont pas compris que les fils à sauver étaient eux-mêmes et que Dieu a utilisé son propre style pour les défendre, non pas par la hache ou l’épée, mais par la croix.